UN PEU D'HISTOIRE
François Lizotte a
une formation en études françaises. Il travaille depuis
quelques années au centre d'aide et de perfectionnement
en français du Collège Jean-de-Brébeuf
et assume maintenant des charges de cours en littérature
au Collège de Bois-de-Boulogne. C'est en préparant
un atelier de récupération en orthographe
qu'il s'est intéressé à l'histoire
de la graphie correcte des mots en français.
Historique de l'orthographe française
par François Lizotte,
chargé de cours au Collège de Bois-de-Boulogne
M ême si la linguistique structuraliste préconise
une étude synchronique de la langue, c'est-à-dire
faisant abstraction de son évolution à travers
le temps pour en faire une description scientifique à un
moment précis, l'étude de l'orthographe
française ne pourrait être complète
sans quelques données historiques essentielles.
La complexité et la richesse du français écrit,
que certains nommeront parfois, non sans raisons, incohérence,
ne peuvent être saisies que par une étude
de l'évolution de l'orthographe, ce sur quoi
se sont penchés Pierre Burney, Claire Blanche-Benveniste
et André Chervel.
Le « malentendu initial »
Pour Pierre Burney ,
le problème orthographique actuel remonte à l'origine
même de la transcription
du français,
alors que l'on adopte l'alphabet latin pour transcrire
une langue plus riche en phonèmes.
Ce choix est logique puisque, après tout, le
français est une
forme parlée vulgaire
du latin. Cependant, en raison d'une insuffisance de
signes, naissent des artifices qu'utilisent les scribes
pour pallier le problème, ce qui n'est pas sans
créer certaines ambiguïtés encore
présentes dans notre orthographe actuelle. Dans Les
Serments de Strasbourg (842), l'un des plus vieux
textes français connus, on constate que l'auteur
utilise le o pour transcrire
le e muet, ce dernier n'existant
pas en latin. On retrouve ainsi Karlo (Charles)
et nostro (notre). Les clercs de cette époque,
qui ont appris le latin, tentent alors tant bien que
mal d'adapter son alphabet au français.
Les XI e et XII e siècles voient naître
une graphie simplifiée, à cette époque
où les jongleurs, qui transcrivent les chansons
de gestes, utilisent une orthographe beaucoup plus
phonétique. Celle-ci, en revanche, ne consiste
qu'en un aide-mémoire par lequel « l'homme
de l'art retrouve aisément à la lecture
les mots ou les passages qui se sont estompés
dans sa mémoire. Que la graphie soit peu adaptée à la
phonie, que le système graphique soit lacunaire,
cela gêne peu un lecteur qui connaît déjà son
texte, et qui tolère une marge de flottement
où le même mot écrit peut représenter
non seulement plusieurs homonymes, mais aussi des mots
de prononciation différente ».
Vers une langue officielle
Une orthographe aussi approximative
que celle des jongleurs ne peut subsister au XIII e
siècle,
alors que le français devient la langue des
textes juridiques et administratifs, lesquels exigent
clarté et précision. Le latin occupant
encore une place privilégiée chez les élites
et au sein de l'Église, on se doit de conserver
son orthographe. Ainsi naissent certains procédés
de différenciation encore présents aujourd'hui.
Un premier étage de 22 lettres (alphabet latin) étant
insuffisant, on crée un deuxième étage
en combinant les lettres existantes de façon à former
des digrammes (ex. : an, in, on, un ).
Cette solution entraîne des difficultés :
comment, par exemple, ne pas lier ai dans ebai ?
On a alors recours à l'anticoagulant h muet
et on obtient ebahi . De
même, le e muet de enn e mi permet
une prononciation du en différente
de celle qu'on retrouve dans le mot ennui .
De plus, des lettres diacritiques viennent
s'insérer dans certains mots pour différencier
des graphèmes simples qui se confondent. Par
exemple, jusqu'au XVII e siècle, il n'y a pas
de différence entre u et v ,
et le j n'est pas encore
utilisé. Au Moyen Âge, la graphie vile valait
pour « ville » et « huile ».
Le h initial a été ajouté pour
donner au graphème v la
valeur phonétique ü .
Un autre cas d'ajout diacritique est le doublement
de certaines consonnes pour marquer que la voyelle
précédente est fermée, d'où le
double l dans j'appe ll e ,
par exemple.
Comme on peut le constater aujourd'hui, bien qu'un
bon nombre de diacritiques soient disparus avec l'apparition
de nouvelles lettres ou des accents, il en subsiste
encore beaucoup. Si, au XIII e siècle, on a
eu besoin d'ajouter un d final à pie (d'après
le latin pedem ) pour éviter la confusion
avec la pie (oiseau), l'apparition de l'accent aigu
n'a pas engendré la graphie pié ,
et ce, pour des raisons idéographiques ;
en effet, on avait déjà des mots de même
famille, tels pédestre, piédestal,
pédale [5] .
Fixation de l'orthographe
C'est à partir du XVIII e siècle que
se fixe l'orthographe telle qu'on la connaît
de nos jours. Depuis l'invention de l'imprimerie à la
fin du XV e siècle, étymologistes et
traditionalistes s'opposent. Dans la troisième édition
du dictionnaire de l'Académie française
(1740), on voit disparaître de nombreuses consonnes
inutiles grâce à l'emploi des accents
aigus, graves et circonflexes (ex. : fête pour feste ).
L'apparition des dictionnaires, malgré les contradictions
d'une édition à une autre, coïncide
avec la naissance d'une norme orthographique.
Idéographique ou phonétique
Burney, dressant l'état présent
de notre orthographe, souligne son aspect « intellectuel » et
dégage ses caractéristiques essentielles.
D'abord, elle est étymologique en
ce qu'elle conserve les traces de ses origines latines
et grecques. Elle est aussi grammaticale ,
car elle indique les rapports existant entre les éléments
d'une même phrase (ex. : accords au féminin
et au pluriel). Enfin, elle différencie les
homonymes grâce à son aspect idéographique . « Cela,
dit-il, lui donne un certain caractère esthétique,
puisque les mots ne sont pas seulement le calque du
son, mais présentent une sorte de physionomie
graphique où les lettres superflues font figure
de "signes particuliers" ou d'ornements ».
On pourrait dire de l'orthographe française
qu'elle est un compromis entre une transcription purement
phonétique et une représentation idéographique.
Ce caractère idéographique semble être
la principale source de difficulté de l'écriture
du français. Le mot oiseau en
est un des meilleurs exemples : ses graphèmes sont
très éloignés de la transcription
en A.P.I. [wazo].
René Thimonnier vise
juste lorsqu'il affirme que l'orthographe française,
par son caractère idéographique, facilite
la lecture au détriment de l'écriture.
À la lumière de ces quelques données
historiques, il est facile de comprendre le pourquoi
et le comment d'une complexité orthographique
qui, si on constate l'échec des tentatives de
réforme, semble aujourd'hui
presque irréversible.
Aux partisans d'une orthographe plus phonétique
s'opposeront toujours ceux d'un courant plus traditionaliste,
conscients de la richesse étymologique du français écrit. 
Notes
- BURNEY, Pierre, L'Orthographe, Paris,
Presses universitaires de France, 1970, coll. « Que
sais-je ? ». Retour
au texte.
- Le phonème est l'unité sonore
minimale produite par les organes de la parole et
ayant une valeur distinctive et différenciative. Retour
au texte.
- BLANCHE-BENVENISTE, Claire et
André CHERVEL, L'Orthographe , Paris,
Librairie François Maspero, 1969, p. 72. Retour
au texte.
- Qui servent à distinguer, à caractériser. Retour
au texte.
- BLANCHE-BENVENISTE ET CHERVEL, op.
cit ., p. 75. Retour
au texte.
- BURNEY, Pierre , op. cit. ,
p. 32. Retour
au texte.
- Unité distinctive de l'écriture. Retour
au texte.
- Alphabet phonétique international. Retour
au texte.
- THIMONNIER, René, Pour
une pédagogie raisonnée de l'orthographe, Paris,
Hatier, 1974. Retour
au texte.
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